Les transformations des relations économiques survenues à partir des années 1970 sont généralement analysées par les économistes critiques sous l’angle d’une redistribution des richesses et du pouvoir au détriment des salariés. Austérité salariale, licenciements, réduction de la protection sociale, croissance des inégalités salariales et des conditions d’emploi sont autant de phénomènes témoins d’une (re)prise de pouvoir des employeurs, conformément à une vision marxienne du conflit capital/travail, tandis que, simultanément, la montée en puissance des investisseurs institutionnels instituerait un nouveau clivage du pouvoir au sein même du capital, entre entreprises et financiers. Le présent article explore la thèse selon laquelle la véritable nature de ce pouvoir consiste précisément dans la capacité des employeurs à se délester de leurs anciennes responsabilités et à proposer, « en échange », une nouvelle forme de relations. Celle-ci est fondée non plus sur l’engagement économique sanctionné par une responsabilité juridique au sens du terme anglais « liability » mais sur la simple contrainte à s’expliquer publiquement, dénommée par les anglo-américains « l’accountability ». Issue de l’histoire financière, l’accountability a désormais dépassé son sens premier, l’obligation de rendre des comptes, pour constituer un principe de méta-organisation. Après avoir exploré les occurrences phénoménologiques de cette transformation, on souhaite également l’appréhender de façon conceptuelle. Dans cet objectif, les travaux de l’économiste institutionnaliste américain JR Commons fournissent une base conséquente. Cet auteur relie la forme prise par les rapports de pouvoir économique à la définition fluctuante des droits de propriété. En distinguant la propriété incorporelle de la propriété intangible, il établit que les droits et devoirs des parties qui échangent ces deux types de propriété ne sont pas identiques. Ce cadre général qui s’applique aussi bien aux relations entre le citoyen et le représentant politique qu’aux relations économiques, lui a permis d’analyser la teneur de la vulnérabilité des salariés face à la liberté des employeurs. Reprenant cette thèse, on peut considérer la transition de la liability à l’accountability comme l’approfondissement, dans le rapport salarial, d’une substitution plus générale, propre à l’évolution du capitalisme : la substitution de la propriété intangible à la propriété incorporelle. Le cadre conceptuel de Commons permet donc de donner au phénomène récent de l’accountability, apparu en économie, et en particulier dans les relations salariales, un statut théorique au sein de la construction institutionnaliste. Elle est le régime des droits et obligations, dans leur dimension comportementale et juridique, qui assure le bon dénouement des transactions salariales dont l’enjeu, le travail, est devenu propriété intangible.